Blog du Master Interprétariat français/LSF

Petit monde, grand secret
par Léa Hoogland

Diplômée en 2022 à l'université de Lille, Léa Hoogland s'est questionnée pour son mémoire sur un des piliers déontologiques des interprètes en langue des signes: le secret professionnel. Dans ce petit monde, comment le préserver quand on est en couple avec une personne sourde? Voici quelques pistes de réflexions...

J’aime parler de ma journée quand je rentre chez moi. Si quelque chose m’a enthousiasmé, j’aime la raconter avec beaucoup de détails. Cela m’a posé des difficultés pendant mes stages de M2. Comment raconter ma journée sans trop en dire ? Comment ne pas trahir le secret professionnel ? Je me rassurais en me disant que mon compagnon ne connait rien à la communauté sourde, et qu’il ne pouvait donc pas deviner de qui je parlais si je restais suffisamment vague. Mais alors, comment font les interprètes en couple avec une personne sourde ? Cette question en a amené une autre : est-ce que leur couple a un impact sur la relation de confiance avec les usagers sourds ? C’est à ces questions que j’ai tenté de répondre dans mon mémoire.

Qu’est-ce que le secret professionnel ?

Une brève définition de ce qu’est le secret professionnel s’impose. Le secret professionnel est régi par des lois qui précisent qui doit s’y soumettre, ainsi que ce que recouvre le secret. Généralement, il recouvre tout ce dont les professionnels ont eu connaissance par le biais de leur travail sur les personnes auprès de qui ils interviennent. Ils ne peuvent y déroger qu’en cas de danger pour autrui.

Les personnes soumises au secret professionnel peuvent l’être par état (pour les ministres du culte), par profession (pour les professions régies par un code précisant l’obligation au secret, comme les professionnels de santé), ou par mission ou fonction. Il existe en effet une liste de missions ou fonctions pour lesquelles les professionnels les remplissant doivent se soumettre au secret professionnel, même si cette mission ou fonction n’est que temporaire. Cela concerne entre autres des métiers du domaine judiciaire et de l’action sociale. Les interprètes entrent eux aussi fréquemment dans cette catégorie, puisqu’ils interviennent auprès de professionnels eux-mêmes soumis au secret.

Les interprètes sont soumis au secret professionnel par mission, de par leur intervention auprès de professionnels qui y sont soumis. 

Dans certains cas, notamment lorsque plusieurs professionnels sont impliqués dans une même situation, le secret peut être partagé. Les professionnels partagent alors seulement les informations nécessaires au bon déroulement de la situation pour laquelle ils doivent intervenir, avec l'accord des protagonistes. Par exemple, lorsque plusieurs interprètes interviennent à tour de rôle sur le suivi d’une situation, ils vont se tenir informés de ce qu’il s’est passé la fois précédente pour être ainsi bien préparés à leur intervention.

Le secret professionnel permet de pouvoir travailler dans de bonnes conditions, puisqu’il permet d’avoir la confiance des usagers. Cela est particulièrement important lorsque les professionnels interviennent auprès d’une petite communauté, où les informations circulent vite, comme c’est le cas pour les interprètes. En effet, les interprètes entrent dans l’intimité des personnes sourdes. Le secret professionnel garantit donc à ces dernières que leur intimité ne soit pas dévoilée.

Comment maintenir le secret professionnel lorsqu’on vit avec une personne sourde ?

Le secret professionnel est donc très important pour le bon fonctionnement du métier d’interprète, mais comment font les interprètes qui vivent avec une personne sourde pour garder le secret ? J’ai interrogé quatre interprètes en couple avec une personne sourde pour connaitre leurs stratégies face à cette problématique. Il ressort de ces entretiens que chacun trouve son propre cadre, son propre équilibre entre ce qui peut et ce qui ne peut pas être dit. Cela dépend aussi beaucoup de la relation de confiance qu’il y a entre l’interprète et la personne sourde. De fait, il arrive que l’interprète compte sur la discrétion de cette dernière lorsqu’elle devine quelque chose. La personne sourde est généralement consciente des enjeux du secret professionnel et ne cherche donc pas à en savoir plus sur les situations d’interprétation. J’ai retiré de ces entretiens une petite liste de stratégies pour pouvoir parler de son travail à la personne qui partage la vie de l’interprète tout en maintenant le secret professionnel :

  • Ne jamais donner de noms

  • Ne donner qu’une seule indication pour parler d’une situation (par exemple la durée ou le type d’intervention)

  • Ne parler que du trajet (« J’ai fait beaucoup de route aujourd’hui »)

  • Ne parler du lieu que s’il est suffisamment vague

  • Changer le genre des personnes dont on parle

  • Ne parler que de soi dans la situation (est-ce que l’interprétation était réussie? est-ce que c’était difficile ? etc.)

  • Parler de la vie de service (parler du travail administratif)

  • Parler de situations publiques

Cette liste n’est bien-sûr pas exhaustive, mais elle me semble intéressante puisqu’elle peut servir de guide sur la façon de gérer le secret professionnel, et ce pour tous les interprètes.

Les interprètes ne parlent donc pas du contenu des situations qu’ils ont interprétées, et lorsqu’ils parlent de ces situations, ils font en sorte que les éléments exprimés soient suffisamment vagues pour ne pas permettre à la personne qui partage leur vie de deviner de qui ou de quoi il s’agit. Lorsqu’ils ont besoin de parler du contenu, ils le font avec des collègues interprètes.

La relation de confiance avec les usagers

L’autre sujet que j’ai abordé dans mes entretiens est la question de la confiance qu’accordent les usagers aux interprètes. Je pensais que les usagers pouvaient être méfiants face à des interprètes en couple avec une personne sourde, de peur que des informations les concernant soient divulguées. J’ai donc été surprise d’apprendre qu’au contraire, la confiance est généralement accrue. Cela est dû au fait que les usagers considèrent ces interprètes comme étant proches de la communauté sourde et donc plus à mêmes de comprendre les enjeux de leur intervention. Cette confiance n’est pas à mettre en lien avec le secret professionnel, mais plutôt avec la neutralité. Les interprètes en couple avec une personne sourde peuvent effectivement être considérés comme étant moins neutres. En effet les usagers peuvent penser que ces interprètes sont « de leur côté », ce qui a pour conséquences qu’ils font plus facilement confiance à ces interprètes. Cela semble cependant également être le cas pour des interprètes CODA ou proches de la communauté sourde de toute autre manière. Il est parfois arrivé aux interprètes de ressentir une méfiance, dans ce cas, ils précisent à l’usager l’importance du secret professionnel.

Les usagers considèrent ces interprètes proches de la communauté sourde, ce qui est généralement perçu comme un gage de qualité. 

Le secret professionnel étant un des piliers du métier d’interprète, il permet notamment aux personnes sourdes de s’exprimer sans crainte de divulgation de leur intimité. Lorsqu’un interprète est en couple avec une personne sourde, il fait donc en sorte de garder le secret. Il élabore alors des stratégies pour parler de son travail sans trop en dire. Elles lui donnent un cadre, qui permet de maintenir la confiance des usagers. Toutefois, celle-ci semble facilement acquise, puisque les sourds considèrent souvent que les interprètes en couple avec une personne sourde sont proches de leur communauté, ce qui est généralement perçu comme un gage de qualité.