Blog du Master Interprétariat français/LSF

Le corps de l'interprète : un passeur d'émotions
par Aurélie Le Picard

 Aurélie Le Picard a longtemps été psychomotricienne auprès d'enfants sourds dans un institut. Elle a souhaité ensuite se reconvertir au métier d'interprète, en se formant l'Université de Lille en 2021. Pour son mémoire, c'est tout naturellement qu'elle s'est penchée sur les émotions qui traversent l'interprète et ses impacts sur le corps. Elle nous fait un bref résumé ici.

Une émotion c’est-à-dire ?

Les émotions (peur, tristesse, joie, etc…) ont une place prédominante dans la vie quotidienne des êtres humains. Pourtant, elles ne sont pas toujours les bienvenues : nous vivons dans une société où l’expression des émotions est souvent vue négativement ; il ne faut pas rire trop fort en public, pleurer est vu comme une fragilité et surtout on nous demande d’éviter que ces émotions ne se manifestent dans un moment inopportun. Alors, dès notre plus jeune âge, nous avons appris à les contrôler, ou plutôt à les dissimuler, si bien que parfois nous n’avons même plus conscience que nos émotions sont là... et pourtant elles sont bien là !

Mais pouvons-nous vraiment les cacher ?

Alors oui et non,

Nous pouvons essayer de contrôler volontairement les expressions de notre visage, parfois l’intonation de notre voix, mais nos émotions se manifestent par l’intermédiaire de notre corps tout entier (tonus musculaire, mouvements, sueur, posture, mimique etc..) et il semble difficile d’en avoir la maitrise en totalité.

Et parfois c’est inconsciemment que nous dissimulons nos émotions, lorsqu’elles sont trop intenses ou difficiles à gérer. On parle alors de refoulement émotionnel.

Quelle est la place des émotions dans le métier d’interprète ?

L’interprète est un être humain avant tout et ressent naturellement des émotions. Il semble impossible pour lui de rester impartial dans chacune des situations qu’il rencontre et pourtant, afin de respecter son code éthique de travail (fidélité, neutralité), il lui est demandé de ne pas donner son avis et de garder enfouis ses propres ressentis.

En parallèle au cours de son interprétation, le professionnel transmet les propos, empreints d’affects, d’un locuteur A vers un locuteur B. Les émotions de ces locuteurs passent par l’intermédiaire de son corps et y laissent surement des traces.

Il est demandé à l'interprète de ne pas donner son avis et de garder enfouis ses propres ressentis.

Quoi qu’il arrive, l’interprète doit réussir à se contrôler le temps d’une intervention, mais à la fin de celle-ci, le professionnel doit trouver un moyen d’extérioriser tous ces flux émotionnels.

 

 

"Les émotions non exprimées ne meurent jamais. Elles sont enterrées vivantes et libérées plus tard de façon plus laides" Sigmund Freud

 

Quelles sont les risques si ces aspects émotionnels ne sont pas assez contrôlés ou pas extériorisés ?

Les risques peuvent être divers. Tout d’abord cela peut impacter l’interprète lui-même d’autant plus s’il n’a pas conscience des enjeux émotionnels dans son métier et s’il ne s’écoute pas. Comme dit précédemment l’interprète peut garder certaines de ses émotions enfouies volontairement ou non. Sur le moment il se sent bien même si sa prestation est difficile mais s’il ne les extériorise pas après coup, ces affects peuvent refaire surface un jour plus lointain et sous une forme différente. L’interprète peut somatiser par exemple, c’est-à-dire qu’il va exprimer, inconsciemment et par l’intermédiaire de son corps (en symptomes) ces émotions dissimulées sous la forme de migraines, d’eczéma, de rhumatismes, etc.…

Cela peut aussi avoir des conséquences sur son travail si ces émotions ressurgissent en pleine interprétation. L’interprète pourra ressentir un mal être qui impactera la qualité de sa prestation ou pire encore, épris d’affects, il pourrait se retrouver dans l’incapacité de pourvoir traduire. Cela mettrait à mal la communication des clients.

Alors comment faire concrètement pour que cela n’arrive pas ?

Face à une situation, chaque individu réagit en lien avec son vécu propre, son éducation, son caractère, etc. L’histoire personnelle de l’interprète constitue ainsi la base de son histoire professionnelle ; Le plus important en premier lieu est que l’interprète se connaisse et surtout qu’il ait identifié ses propres limites. Aussi il doit avoir conscience que des processus de transfert et de contre transfert s’opèrent auprès des personnes qu’il rencontre : chaque situation ou client peut le renvoyer à sa propre histoire et peut lui amener de l’inconfort, un mal-être corporel et/ou psychique. C’est pourquoi l’interprète doit essayer d’identifier en amont les situations qui pourraient le mettre en difficulté émotionnellement et/ou psychiquement. Si tel est le cas, il doit surtout s’autoriser à refuser la prestation ! L’interprète doit toujours être en accord avec lui-même, avec ses convictions, ses croyances et son éthique personnelle.

Ensuite le corps parle, il faut que l’interprète l’écoute ! S’il constate l’apparition de symptômes ou un mal être corporel, le professionnel doit mettre en place des actions afin de ne pas les laisser devenir envahissants. Pour se protéger, l’interprète doit aussi faire preuve d’empathie c’est-à-dire qu’il doit comprendre la détresse d’autrui, sans pour autant partager sa souffrance et être affecté par cette dernière.

Enfin l’interprète doit garder à l’esprit de toujours extérioriser ses émotions en choisissant le moment qui lui est propice ; Les émotions doivent s’exprimer d’une façon ou d’une autre : par le sport, la musique, le yoga, l’écriture, le dessin, le Qi gong... ou même par la parole. L’interprète peut verbaliser ses ressentis auprès d’un collègue, de son conjoint, de ses amis, etc. Finalement peu importe le moyen, chaque interprète choisira la méthode qui lui convient, l’important est de ne rien garder en soi d’autant plus après une prestation compliquée.

Et la psychomotricité dans tout ça ?

La psychomotricité part du postulat que les émotions sont retranscrites corporellement par l’intermédiaire du tonus musculaire. Par exemple lorsqu’une personne se montre en souffrance, elle aura tendance à contracter son corps ou dans un moment de bien-être elle pourra relâcher ses groupements musculaires. Travaillant sur les relations tonico-émotionnelles, la psychomotricité peut être un outil bénéfique pour accompagner les interprètes dans la gestion de leur vécu corporo-psychique (en complément de ce qu’ils ont eux-mêmes mis en place). Elle peut proposer de la relaxation pour apaiser le corps et l’esprit, ou utiliser d’autres médiations permettant la sublimation des émotions comme l’eutonie, le clown, la balnéothérapie ou encore la danse improvisée. Pour un accompagnement plus complet, la psychomotricité pourrait être couplée avec une thérapie verbale afin d’amener l’interprète à faire un lien entre son histoire personnelle et son ressenti actuel.

 Et quelle place accorder à la thématique émotionnelle lors de la formation?

Les enseignants de master racontent souvent des anecdotes de terrain émotionnellement délicates/compliquées. Mais ensuite, une réflexion sur la façon de gérer un trop plein émotionnel n'est pas suffisamment abordée. A l’instar des étudiants en psychomotricité, les futurs interprètes pourraient, au cours de ces deux années d’étude, apprendre à être plus à l’écoute de leur corps, de leurs perceptions et de leurs ressentis. On pourrait les amener davantage à prendre conscience de leurs capacités, de leurs limites, mais aussi des impacts relationnels et environnementaux sur la gestion de leurs émotions. Cela leur permettrait peut-être une plus grande protection avant de se lancer dans le monde du travail et surtout de ne pas être désemparés si un trop plein émotionnel venait à se manifester !

 

Le corps parle, il faut que l’interprète l’écoute ! S’il constate l’apparition de symptômes ou un mal être corporel, le professionnel doit mettre en place des actions afin de ne pas les laisser devenir envahissants.