Blog du Master Interprétariat français/LSF
Comment s'épanouir en tant qu'interprète ?
par Frédéric Landolfi
Frédéric Landolfi a été psychologue auprès d'enfants en situation de handicap, avant de se lancer dans le Master interprétariat. C'est donc naturellement qu'il s'est questionné sur le bien-être des interprètes. Cet article est inspiré du mémoire qu'il a soutenu en 2022.
Quel est la place du travail dans notre société ?
Aujourd’hui, le travail occupe une place centrale dans la société française et, par conséquent, chez les individus. Pour cause, un actif salarié à plein temps consacre près d’un tiers de sa journée à son emploi. Au-delà de cela, pour juger de l’importance de l’emploi chez les personnes, prenons l’exemple d’une situation de la vie quotidienne où deux personnes font connaissance. Nous pouvons constater que, dans la majorité des cas, les questions relatives à l’activité professionnelle surviennent rapidement dans la discussion.
Bien qu’il puisse être encore perçu sous un aspect négatif comme une contrainte normative ou sociétale, le travail peut aussi être considéré sous un aspect positif comme une passion ou une vocation selon les individus. Au-delà de l’aspect rémunérateur, les travailleurs semblent accorder de plus en plus d’importance à leur propre épanouissement dans le travail. Plusieurs phénomènes peuvent en partie appuyer ce constat comme la multiplication des reconversions professionnelles ou la mobilité des travailleurs de plus en plus importante.
Alors, qu’est-ce qui peut être source de bien-être chez un travailleur ?
Selon les études les plus élaborées sur le sujet, nous pouvons considérer plusieurs dimensions du bien-être au travail. Il y a tout d’abord le sens au travail, la cohérence entre la personne et le travail qu’elle effectue. Autrement dit, la concordance entre ses propres valeurs, besoins, désirs et les actions qu’elle réalise quotidiennement à son travail.
Il y a le lien social au travail qui renferme plusieurs notions comme la reconnaissance des collègues, l’inscription dans un collectif de travail et le management d’espaces de travail où s’élaborent les liens sociaux dans l’environnement de travail. Cette envie d’aller vers l’autre, de tisser du lien social basé sur une écoute mutuelle dans un climat de confiance et sérénité.
Il y a également les capacités d’action du travailleur, son pouvoir d’agir sur soi-même et son environnement de travail.C’est-à-dire une personne qui agit en tant que sujet. En effet, s’inscrire dans une démarche d’activité productive en trouvant par soi-même des solutions de rechange qui permettent au sujet de faire face aux difficultés quotidiennes inhérentes au travail d’une manière valorisante.
Le confort fait naître généralement un sentiment de bien-être pour le travailleur, qu’il soit physique, fonctionnel et/ou psychique. Il est au cœur des situations qui permettent de ressentir des sensations perçues comme agréables par le corps et l’esprit : la qualité du lieu de travail, de la configuration spatiale, des matériaux, du mobilier ainsi que l’ambiance thermique contribuent au confort et influent sur le bien-être au travail.
Enfin, nous pouvons ajouter la dimension du temps de travail qui inclut la stabilité des horaires de travail, la séparation entre la vie professionnelle et la vie privée, le temps de travail effectif.
Il semble nécessaire pour l’interprète de pouvoir bénéficier d’un espace de parole avec ses pairs pour exprimer les difficultés rencontrées
Et chez les interprètes, quels peuvent être les facteurs de bien-être ?
En regroupant les résultats des entretiens, nous avons pu constater que l’ensemble des interprètes a évoqué le fait qu’avoir un bon lien social était source de bien-être dans leur travail. Notamment le fait de pouvoir compter sur ses collègues de travail après avoir rencontré des difficultés quant à la situation d’interprétation (relations conflictuelles entre plusieurs personnes, prise à partie de l’interprète, manque d’adaptation du lieu de rendez-vous, mise à l’épreuve de la neutralité lorsqu’une situation se révèle discriminatoire, etc.).
Il semble donc nécessaire pour l’interprète de pouvoir bénéficier d’un espace de parole avec ses pairs pour exprimer les difficultés rencontrées. Cela permet de ne pas garder l’expérience douloureuse pour soi, de prendre du recul, mais aussi d’analyser collectivement la situation pour ajuster le positionnement professionnel lorsque ce type de difficulté se présentera de nouveau. Cet espace de parole peut être établi différemment selon le lieu de travail, soit par l’instauration de temps formels avec des réunions d’analyse de pratique, soit sur des temps plus informels. Cela permettrait donc à l’ILS d’appréhender son travail dans un cadre qui lui apporterait davantage de sérénité.
Ressentir un sentiment de compétence peut-être aussi facteur de bien-être chez l’interprète. En effet, cette notion est intéressante et vaste car le travail d’interprète nécessite d’être devant plein de situations différentes en devant être “expert” des sujets abordés, car interpréter c’est d’abord comprendre. Donc le sentiment de compétence ou non va vite se faire sentir.
Il est possible pour l’interprète de rechercher et d’obtenir ce sentiment de compétence et ainsi ressentir du bien-être par l’organisation de sa propre activité. Cela peut-être par exemple le fait de choisir ses interventions car on se sent plus compétent dans un domaine que dans un autre. Ou bien le fait d’accepter une intervention sur une thématique très spécifique sous condition d’avoir suffisamment d’éléments de préparation.
Nous pouvons également dresser le constat que certains interprètes ressentent du bien-être dans leur travail lorsqu’un usager sourd les complimente sur leur prestation. Il paraît intéressant de souligner cet aspect car, comme il a été évoqué précédemment, l’interprète en langue des signes est visible et de fait, peut être exposé à une critique parfois virulente. Le fait d’être valorisé par les personnes sourdes sur leur prestation et considérer ces remarques pourrait potentiellement aider certains interprètes à ressentir peu à peu ce sentiment de compétence et ainsi gagner en confiance et sérénité.
Il semble important de souligner que ce qui peut constituer un facteur de bien-être au travail chez certains interprètes est la satisfaction de leur curiosité intellectuelle. En effet, être interprète, c’est aussi avoir l’opportunité d'élargir son champ de vision, accroître son savoir en permanence. Cela peut englober le travail intellectuel à la fois sur des sujets mais aussi découvrir des domaines, des lieux, des personnes. Tous ces éléments peuvent représenter un véritable besoin chez certains individus.
Être interprète, c’est aussi explorer de nouveaux domaines, élargir ses horizons, découvrir le monde. Et ce désir d’apprendre peut se cultiver au quotidien dans ce métier. Cela passe bien sûr par le fait de prêter attention à ce qui nous entoure, mais aussi de questionner, de creuser les choses pour aller parfois au-delà des évidences.
Et la sphère privée dans tout ça ?
Certains interprètes affirment que leur bien-être professionnel et leur bien-être personnel sont mutuellement liés, notamment avec une bonne organisation de leur temps de travail. Cela peut-être dans le cadre d’horaires fixes ou selon un agencement en temps partiel, le tout étant de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.
Le métier d’ILS peut se révéler très énergivore en raison de la fatigue qui peut s’installer, qu'elle soit physique, cognitive, psychologique, etc. Avoir la possibilité d’exercer une activité salariée avec des heures fixes ou aménager son emploi du temps en libéral par exemple, permet à certains interprètes de trouver un équilibre et de continuer à s’épanouir dans leur travail tout en conservant une posture professionnelle adaptée au métier.
Au-delà de l’aspect du temps de travail, certains interprètes soulignent que leur bien-être au travail est la résultante de la satisfaction de leurs besoins en tant que personne.
Certains interprètes soulignent que leur bien-être au travail est la résultante de la satisfaction de leurs besoins en tant que personne
L’expérience est-elle un atout important dans le bien-être au travail ?
Nous évoquions justement la notion de besoin. Toute personne à des besoins pour se sentir épanouie, que ce soit dans son métier ou dans sa sphère privée. Parfois, il arrive, surtout lorsque l’on a peu d’expérience, que ces besoins ne soient pas conscientisés. Pour illustrer ce propos, nous pouvons observer que seuls de jeunes interprètes (3 ans d’expériences maximum) ont exprimé spontanément le fait que les réponses qu’ils apportaient à l’entretien dépendaient du moment où ils étaient interrogés. En revanche, aucun interprète expérimenté (20 ans d’expérience minimum) n’a exprimé cette idée selon laquelle le ressenti du passé proche impacte directement le présent de la réflexion. Permettons-nous d’avancer qu’il est possible que cela soit dû au fruit de l'expérience. En effet, avoir plus de vingt ans d’expérience permet de disposer d’un certain recul sur son métier et de savoir davantage ce qui nous plaît et ce qui est facteur de bien-être pour nous. De toute évidence, la prise de recul est moins importante chez un jeune travailleur de moins de trois ans d’expérience par exemple. Par conséquent, à ce stade débutant de l’exercice du métier, ce qui peut constituer le bien-être au travail n’est peut-être pas encore clairement identifié en tant que tel par l’individu lui-même et l’expérience accumulée à l’avenir permettra cet éclaircissement.
Finalement, le bien-être au travail, n’est-ce pas une notion subjective ?
Totalement ! Nous pouvons constater à travers certains résultats expliqués précédemment que le bien-être et ses facteurs étaient liés à la subjectivité des individus. Chaque personne a sa propre singularité et ses propres besoins et ainsi sa propre conception de ce que peut être son bien-être au travail.
Prenons en exemple le sentiment de compétence. Pour une même situation, deux interprètes pourraient avoir deux sentiments différents voir opposés sur leur prestation.
Nous pouvons également nous pencher sur la notion du temps de travail. Certains interprètes pourraient se sentir davantage épanouis en travaillant certains week-end ou accepter une mission la veille au soir pour le lendemain matin pour diverses raisons comme le fait d’avoir besoin d’adrénaline, de ne pas aimer la routine ou encore parce que les prestations en question leurs sont attractives.
Tout cela est directement lié aux besoins des individus. Pour favoriser son bien-être au travail, il parait donc indispensable d’avoir un certain recul et une réflexion sur soi. Le bien-être est une expérience subjective qui doit être évaluée selon la perspective de l’individu.